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.Avant que ne pointe le jour, ils descendraient avec ce qui restait du trésor.Puis ils se rendraient jusque dans la fameuse grotte du Sabarthès, au milieu de la forêt.Et ils cacheraient ces derniers biens, avant d’en informer les autres parfaits en fuite.Ils auraient la vie sauve.Escartille se rendit dans le souterrain où, déjà, Bertrand Marty l’avait conduit.On lui ouvrit la porte, qui grinça devant lui.Les livres étaient là.Et les reliques.Ces ossements.Ce crâne démonté.Toujours, cette étrange luminescence.Et ce morceau de matière sur lequel on pouvait distinguer ces quatre lettres, à moitié avalées par le temps.INRI.Escartille s’assit.Il resta là longtemps, sans bouger.Il revit toute son existence passer devant ses yeux.Elle prenait sens maintenant, dans toute sa tragique ironie.Les reliques étalaient devant lui leur sombre gloire, épiphanie divine autant qu’infernale.Un buisson couvert de feu et de soufre, un buisson mêlé de fleurs et d’épines, de beautés à la douce corolle et de pétales vénéneux.Il allait laisser sacrifier son fils, et Héloïse, qui était devenue comme sa fille.Pour sauver leur enfant et les restes d’un Christ hypothétique.À la fin, il se leva.De toutes ses forces, il pensa aux siens, au visage poupin, fragile, de cet enfant qui, à peine né, était promis à une épouvantable damnation.Et lorsqu’il vit qu’il n’y avait pas d’autre solution, il alla voir Bertrand Marty, lui dit qu’il avait accepté.Puis il alla tout raconter à Aimery et Héloïse.Dans la nuit du 14 au 15 mars, Escartille se rendit dans une cellule glaciale, au-dessus des logements de Raymond de Péreille et de sa famille, d’où il pouvait dominer la citadelle, au sommet du pech.Il était à son pupitre de travail.Lentement, il sortit de sa besace son rebec et son bonnet de jadis.Il posa sa plume, la ficha dans son galurin dont il se coiffa ensuite, répétant ce geste qu’il avait fait des milliers de fois et qui, aujourd’hui, lui était un supplice.Son cœur n’était plus que tristesse et amertume.Nous savons… Nous savons que nous allons tous mourir, Escartille.Il regarda son pupitre.Trois rouleaux de parchemin l’y attendaient.Quinze jours.Promets-moi que tu en porteras témoignage.L’amour et la mort, voici ce que l’on trouverait dans son Livre de Vie.Il ne lui restait que quelques heures pour l’achever.C’était un long poème courtois, de près de vingt mille vers alexandrins.Le troubadour l’avait écrit sur d’innombrables feuilles de parchemin, qu’il avait étalées devant lui, sur le pupitre, sur la paillasse qui servait de lit, contre ces murs de pierre nue, suintants d’humidité.Une histoire, c’est comme une fleur… Il y avait raconté le chemin de sa vie.Ses souffrances étaient appelées à culminer ici même, au sommet de ce pech de Montségur, que l’on avait cru pourtant inviolable.Escartille avait griffonné des pages et des pages, les unes après les autres.Au fil des rouleaux, il avait laissé des espaces blancs réservés aux illustrations de ses parchemins, qui n’avaient jamais été réalisées.Les 1 508 laisses qu’il avait composées ne constituaient pas la totalité de son poème.Certaines n’étaient pas numérotées et étaient demeurées incomplètes.Au gré de son travail et des aléas de sa vie tourmentée, Escartille avait laissé des blancs.Les blancs d’une chanson qui, par nature, était destinée à ne jamais complètement s’achever.Et pourtant, alors qu’il se tenait là, auprès de son pupitre, entendant le sifflement de la bourrasque au-dehors, alors qu’autour de lui on priait de toutes parts en attendant une mort inéluctable, Escartille sentait qu’approchait le point final, le point de non-retour.Une histoire, c’est comme une fleur…Le Livre de Vie touche à sa fin.Escartille était remonté dans sa cellule pour coucher sur ses parchemins le récit de cette terrible agonie qui commençait.Alors il écrivit, comme un fou, au bord de l’holocauste qui les attendait tous.Il écrivit au point d’en avoir mal au crâne, aux yeux, au poignet, à tous ses membres, libérant comme dans un spasme toutes ses dernières énergies, noircissant encore et encore, page après page, rouleau après rouleau, biffant, revenant, recommençant, trouvant la rime, hurlant, il écrivit jusqu’à voir vivantes ses hallucinations, il écrivit jusqu’à ce que le soleil, arc de cercle rouge et incandescent, pointe à l’horizon, lui rappelant qu’il y avait encore un jour, un jour un seul, un jour nouveau.Le soir du 15 mars, il enroula ses parchemins dans sa besace.Il sortit, une bougie à la main.Il marcha dans la cour rocheuse du château, contourna çà et là les boulets ennemis, qui étaient demeurés depuis quinze jours.Ils avaient fait éclater des morceaux de dalles et s’étaient profondément fichés en terre.Le toit des écuries était brisé en deux.Les larmes lui venaient aux yeux.Le troubadour s’approcha de l’étroit escalier de pierre qui le séparait du chemin de garde.Il en monta les marches lentement, les membres perclus de douleur.Il n’était plus ce jeune homme alerte et insolent qui, autrefois, charmait les dames des cours d’amour.C’était donc cela, le destin ! Passer dans cette vie comme un fantôme, sans rien y comprendre ; et se retrouver au seuil de la mort, le bûcher au bout du chemin… Il avait atterri à Montségur avec son fils, avec Héloïse, et maintenant son petit-fils ; et il se préparait au plus déchirant des adieux, lui qui était prêt à tous les sacrifices ! Seule l’idée qu’il parviendrait peut-être à sauver Pierre lui donnait du courage.Les longues années qui éclaboussaient à présent sa mémoire avaient fait leur œuvre ; elles défilaient devant lui, restituant soudain des émotions, des images, des parfums oubliés.Le vent siffla encore à ses oreilles.Puivert…La flamme de la bougie tremblait devant ses yeux.Arrivé au sommet du chemin de garde, le troubadour jeta un regard vers le ciel.Il croisa deux guetteurs, qui n’avaient plus rien à guetter.Il faisait déjà très sombre ; peut-être la tempête se lèverait-elle dans la nuit.Escartille lorgna vers le précipice.Le vent lui fouetta le visage.Loin en contrebas, au pied du pic de Montségur, l’ennemi avait allumé les premiers flambeaux.On devinait à peine les entrelacs de ces tentes innombrables des soldats de l’ost.Non loin, la barbacane s’était tue.Plus de boulets, plus de cris ni de sang ; seulement le silence, ce silence glacial et recueilli, prélude au chapitre ultime de cette tragédie dans laquelle Escartille avait, tout au long de sa vie, été entraîné malgré lui.Il ferma les yeux, inspira profondément.Attends, Escartille, attends maintenant la mort ; la sens-tu qui rôde autour de toi ?Bouleversé, le vieux troubadour chassa comme il put ces sombres pensées ; la vie ! La vie ! N’était-ce pas à elle qu’il fallait penser, encore et toujours ? Puivert, Puivert et ses belles et ses danses et ses douces musiques, il devait s’y accrocher, s’y perdre encore !— Louve, murmura-t-il soudain
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